MIEUX QUE LA CENSURE : LA SATURATION
« Mais d’où viennent tous ces livres ? avait demandé Puig en trempant sa barbiche dans une tasse thé que Wise lui avait servie pendant qu’il parlait.
–
– La plupart, je les ai achetés chez des antiquaires mais j’en ai découvert dans les décharges publiques, dans la cave d’immeubles en démolition, dans de vieux couvents.
– – Dire qu’il y a eu un temps où il y en avait partout... C’est comme les chevaux. Je n’arrive pas à croire qu’un jour, on a pu circuler sur le dos de ces bêtes...
– – Ce n’est pas pareil, avait dit Wise en hochant la tête. Les chevaux ont été remplacés par le moteur.
– – Et les livres par les écrans.
– – Non. Rien n’a remplacé les livres. »
Quand Puig lui avait demandé comment ils avaient disparu, Wise avait répondu : « Ils sont morts dans leur graisse. » Et quand Puig lui avait demandé ce qu’il voulait dire, Wise lui avait expliqué tranquillement ceci :
« Chaque fois que les livres sont rares, ils résistent bien. A l’extrême, si vous les interdisez, ils deviennent infiniment précieux. Interdire les livres, c’est les rendre désirables. Toutes les dictatures ont connu cette expérience. En Globalia, on a fait le contraire : on a multiplié les livres à l’infini. On les a noyés dans leur graisse jusqu’à leur ôter toute valeur, jusqu’à ce qu’ils deviennent insignifiants.
Et en soupirant, il ajouta :
« Surtout dans les dernières époques, vous ne pouvez pas savoir la nullité de ce qui a été publié. »
Jean-Christophe Rufin, "Globalia", Gallimard, 2004, p.276-277
Du même auteur : Jouons un Peu